ISABELLE BARAUD-SERFATY : « QUI FERA LA VILLE DEMAIN ? »

Comment décrypter les changements à l'œuvre dans la fabrication des villes ?

Les bouleversements sont importants et le jeu des acteurs est devenu beaucoup plus ouvert. Certains, déjà existants, changent de rôle. La montée en puissance de l'énergie comme problématique urbaine a poussé les énergéticiens sur le devant de la scène. Ils trouvent leur place dans le montage de projets immobiliers mais aussi autour du déploiement de la voiture électrique. Autre porte d'entrée, le numérique avec les infrastructures physiques, comme les capteurs et les réseaux, mais aussi les systèmes de traitement de données. On dit qu'IBM a créé le concept de « ville intelligente ».

Google a créé Sidewalk, une filiale dédiée aux problématiques urbaines. Viennent ensuite les grands groupes qui changent de métier. C'est le cas de Xerox, qui fabrique encore des photocopieurs, mais est surtout devenu le leader mondial des systèmes de gestion de parking. Le cas aussi d'Orange, qui devient de plus en plus une banque, grâce au point de contact avec le client via les téléphones, mais aussi un opérateur de mobilité qui peut utiliser les traces laissées par les communications pour cartographier les flux de déplacement. Orange vient de racheter une start-up américaine pour créer du wi-fi à partir des véhicules en circulation.

Quels sont les véritables nouveaux entrants susceptibles de modifier pratiques et politiques publiques ?

J'en vois trois types. D'abord les « maîtres d'un chaînon » qui sont des entreprises, souvent des start-up, nées sur un tout petit maillon de la chaîne : par exemple la maquette numérique et l'impression 3D dans le bâtiment ou la construction en bois. La valeur qu'ils créent sur ce segment est telle qu'elle leur permet de contrôler et de « disrupter » l'ensemble du secteur. Il y a ensuite les plates-formes aidant à la mise en relation entre les individus. Airbnb, souvent présenté comme un acteur disruptif du tourisme, est d'abord un acteur disruptif du logement. Enfin, les agrégateurs sont les intermédiaires entre des fournisseurs (de mobilité, de services bancaires, d'énergie) et des consommateurs. Ils permettent aux habitants-clients-usagers de comparer les offres qui leur sont faites et de les combiner. Par exemple, dans le transport, ce sont des centrales de mobilité, malgré la multiplicité des autorités organisatrices et des opérateurs de transport sur un territoire, qui permettent à l'usager d'avoir un billet unique et des horaires coordonnés. Ils préemptent ainsi la relation avec le client et peuvent « asservir » les autres acteurs de la chaîne.

Comment les acteurs publics, collectivités et Etat ainsi que les acteurs traditionnels se sortent-ils de la confrontation avec ces nouveaux venus ?

L'Etat doit prendre la mesure de ces changements. Par exemple, comment réfléchir à la question du logement abordable sans intégrer les bouleversements liés à l'économie du partage ? Les collectivités, de leur côté, ont un double défi à relever. Inventer de nouvelles manières de faire les projets sous contrainte financière et, simultanément, repenser la manière dont elles peuvent contrôler cette fabrique de projets urbains devenue beaucoup plus fragmentée et complexe. Quant aux autres acteurs, tout dépend de leur capacité à réagir et de leur stratégie. Les banques sont menacées par le « crowdfunding » et de nouveaux venus, comme Orange. En même temps, elles maîtrisent un segment qui concerne toutes les étapes de la vie d'un projet. Les groupes de BTP et les promoteurs peuvent être complètement court circuités, par exemple par les agrégateurs ou les « maîtres d'un chaînon ». Ou bien, ils peuvent s'affirmer comme les nouveaux ensembliers de la fabrique urbaine en les absorbant. Avec une question clef : quelle est aujourd'hui l'échelle pertinente de leur intervention, la parcelle, l'ensemble d'immeubles, le quartier ? Enfin, les aménageurs ont eux aussi fort à faire, avec moins de subventions publiques et sans dégrader ni la qualité urbaine ni l'« abordabilité » de la ville. Ils doivent impérativement anticiper les nouveaux usages s'ils ne veulent pas livrer des quartiers obsolètes dès leur achèvement. Pour résumer les choses de manière ludique, à la manière de Deleuze et Guattari, nous étions comme les pièces d'un jeu d'échecs : les mouvements de chacun étaient définis en fonction de leur nom. La tour avance tout droit, le fou en diagonale, l'aménageur achète le foncier, le promoteur prend le risque de commercialisation, et ainsi de suite.

Désormais, nous sommes dans un jeu de go : les jetons ont tous la même liberté de mouvement, ce qui compte, c'est la manière dont ils se positionnent les uns par rapport aux autres. La comparaison s'arrête là. D'abord, parce qu'aux échecs comme au jeu de go, le meilleur joueur est un nouvel entrant, Google. Mais surtout parce que l'on jouait l'un contre l'autre. Au contraire, il me semble que le défi consiste à faire de tous ces acteurs de la ville, anciens et nouveaux, des partenaires plus que des adversaires.

Catherine Sabbah, Les Echos